Sur le terrain
Je tente de lui expliquer que les gitans souhaitent davantage vivre libres que de respecter notre loi, nos règles, nos modes imposés et nos appareils
répressifs, quitte à passer un certain nombre de mois en prison.
Il s'appelle Jeannot.
Enfin je l'appelle Jeannot, lui n'en sait rien, ce semi mondain pistonné et frigide du cerveau.
Lui c'est un collègue qui essaye de se frotter à l' enquête de personnalité criminelle. C'est un juriste tellement ancré dans la certitude de la foi procédurière et le soucis du texte
de loi, que de se retrouver là, apeuré et paumé au coeur d'un terrain de gitans m'amuse intérieurement.
Je le débriefe un moment entre deux entretiens. Je le supervise. On avance vers une autre caravane, celle de l'oncle.
Il ne sait pas faire avec l'autre.
L'autre cette personne différente de lui, de sa vie bourgeoise et lisse.
Il est aussi grand qu'il est con pensais-je souvent.
- Alors tu vois, ce n'était pas la peine de leur parler du Procureur, de la procédure de ce qu'ils doivent faire ou respecter, de leur demander leur permis de conduire ou de leur
reprocher que les enfants ne sont pas à l'école. Ce n'est pas comme cela qu'il faut les aborder. C'était inutile de t'installer à la table et de sortir ton sylo et tes feuilles. Retiens ce qu'ils
disent. Si tu les écoutes vraiment tu te rappellera.
- Mais il conduit sans assurance, sans permis, il est en récidive, les gamins se lèvent à 11 heures, regarde, il n'ont pas pris leur petit déjeuner et....
Il s'escrime sur ce terrain où quelques caravanes semblent grelotter sous l'épaisse couche de neige, où les carcasses de voitures sont pétrifiées, où la misère suinte son désespoir
et son apparente tristesse.
Il s'aperçoit que je ne l'écoute pas. Jeannot n'est pas à l'aise, il fait dans son froc et s'accroche à son code.
Nous regardons le fil de linge des vêtements d'enfants qui attendent l'arrivée d'un rayon de chaleur.
- Tu vois ce linge gelé sur le fil.... C'est pour cela que les petits ne sont pas à l'école.
Ces gens sont soudés à leur loyauté, à leur appartenance et à leur malheur de ne plus pouvoir subsister de la récup de ferraille. Ils n'ont plus d'autres ressources que la rapine ou la
démerde.
- Mais ils volent des voitures, les démontent, regarde, il y en a au moins 7 qui trainent. Il m'a dit qu'il jouait à semer les gendarmes, qu'il a frappé le fils du maire, qu'il vole des
fruits, il ne travaille pas, et il a un écran plat et une C5 et...
- Ce sont des apaches, ils sont hors la Loi, mais ce sont des humains bien plus généreux et bien plus humains que tes voisins de pallier. Eux ils s'arrêteront pour te dépanner une roue par moins
16, vêtus d'un tee-shirt et d'un polo troué, comme ça pour rien, pour un merci ou un sourire, pour un échange de mots, parce que tu n'es pas un ennemi, tu es presque à plaindre d'être coincé
avec ton crédit. Eux, ils partiront un jour, plus loin dans des endroits comme le notre peuplé de regards jugeant et de gendarmes à rouler.
Je le pousse sur le chemin glacé vers l'entrée de la caravane de l'oncle. Je lui demande de frapper à la porte même si la vitre de plastique est rapiècée, et de lui adresser une poignée de
main bien appuyée, solide et franche. Je lui dis qu'il lui fait honneur d'entrer chez lui, de se déplacer courtoisement, entre hommes, sans costumes, ni uniformes.
Je lui dis d'aller à la rencontre de l'autre, de la diversité.
C'est elle qui nous unit.
La porte s'ouvre, l'oncle, un grand gaillard, fatigué nous sourit,. Oui, il veut bien parler de son gendre, c'est un gars bien...
Non, il est pas fait pour ça le Jeannot.
Il a réussit à le fâcher et du coup l'oncle s'est fermé.
On se partage, il va voir le frère au fond du terrain et je retourne vers notre gars pour un entretien avec sa femme.
Assis sur le lit, j'ai une petite fille sur les genoux, une tasse de café dans la main, le grand allongé derrière moi, qui de temps à autre me montre son jeu sur le portable. Son épouse est
volubile, me parle volontiers de son homme, non sans en profiter pour l'engueuler. Il me regarde supliant, tentant de changer de conversation. On rigole.
Il sait que j'ai deviné qu'elle peut dire ce qu'elle veut, c'est lui qui décidera.
C'est ça le terrain, aller voir des gens, comme ils vivent.
Ah revoilà le Jeannot, il avance à petits pas, de crainte de s'étaler.
Si seulement il prenait un billet de parterre........Quelle belle journée pour l'histoire de ce bout de terrain coincé près de l'autoroute. Le genre d'anecdote à se ressasser à chaque
arrivée de l'hiver.
Mais bon, il tient debout le Jeannot et vient présenter ses civilités pour son retour vers le monde code-civilisé.
Il a l'air tout bénet à se demander ce qu'il va bien pouvoir écrire sur cette famille.
Il a gâché le job du haut de ses certitudes et de ses jugements.
Ce soir, il pleurera devant son ordi dès la fin de sa deuxième page.
En repassant devant la caravane de notre gars, celui-ci ouvre grande sa porte et nous lance:
-Hé m'sieux, il est midi, vous voulez diner avec nous?