la chute du sorbier
La chute du sorbier
à Mon beau-père Riri qui vient de nous quitter.
Il y avait ce sorbier qui, un soir de trop de neige, est tombé.
Il n'avait pas plié, ni cassé.
Il y avait quelque chose d'abimé et avait ployé jusqu'à s'effondrer sur la couverture de neige.
Il y avait longtemps qu'il était posé là devant la fenêtre
Sculptant comme il fallait la perspective
Il animait les jeux d'enfants et habillait le paysage.
Je suis certain que pour lui, on ne fermait pas les rideaux.
Ce n'était pas normal tout de même qu'il soit à terre.
Ce qu'il avait, devait être trop bien caché.
Un truc sournois qui ne s'avance pas dans la lumière.
D'ailleurs, il est tombé un soir d'hiver.
Presque discrètement, en silence.
Comme pour dire sa façon de faire à ce truc.
Et ses manières d'abattre les êtres vivants sans prévenir.
Il aurait fallu le détecter bien avant pour le maintenir droit.
Mais quoi? Il allait toujours bien ce sorbier.
Semblait même défier le temps.
Je suis certain qu'il s'amusait des brouettes de fumier qui passaient
Et patientaient ces derniers temps, sous ses branches
Sans qu'on sache vraiment pourquoi.
Et aimait aussi se laisser chatouiller par les passages de tondeuses.
Les paniers de légumes ou de fleurs qui dansaient sur les hanches.
C'est dire.
Mais quand même, chuter là pour une démangeaison ingrate et silencieuse.
Et qui le faisait souffrir à hurler
Ils sont venus nombreux les diafoirus
Comprendre, faire une saignée, une radio, une ouverture, ils discutaient
Certes ce n'est pas un grand chêne ce sorbier.
Mais c'est le notre.
Un bout de nous et de l'histoire.
Un bout de vie et un rappel de l'inévitable.
L'inéluctable.
Je suis certain qu'il aimait les crocus et les primevères
Qui s'amusaient à danser dans le vent.
Et puis les framboisiers proches qui embaumait son feuillage
Et les petits chiots chahuteurs.
Qu'il regardait passer, dès potron-minet, les chevreuils insouciants
Sans oublier les mésanges, compagnons bruyants et joyeux des matins paresseux
Sinon à quoi bon.
Je suis certain qu'il laissait s'envoler ses feuilles
Juste pour le plaisir de voler
Comme descendre en parachute.
Pour regarder les versants du Bargy,
La coupe à Bolin, Biolan, Soty, Ballafrasse
Où les botsous dansent entre les cailloux
Les pentes des alpages de Solaison pour débusquer un blanchot
Ou encore les lentes processions colorés vers le sommet du Mont Blanc.
L'épuisante montée du Buet et le passage périlleux du Gôuter
Et puis les grandes Jorasses ou le Cervin où son rejeton aimât s'y comparer.
Un peu pour lui, d'ailleurs pour dire, échanger des images par les mots
Ressentir l'émotion d'une difficulté franchie, d'un paysage.
Ce n'était pas normal cette démangeaison
Qui attrape au passage une proie tranquille
Et laisse les feuilles murmurer les chants du passé
Car aussi, les feuilles sont si surprenantes,
Qu'elles retournaient dans un lieu si proche
De l'autre côté du Bronze, à Brizon
Un bout de ferme, accroché à la route
La nostalgie d'une enfance à Entor du Cé
L'odeur des foins, les noisetiers gourmands, les myrtilles,
Les boules de neige aussi,
Les sentiers improvisés pour cavaler à l'école
Le cul des vaches ou du mulet,
Les torgnoles si elles paissaient sur un autre fait
Je suis certain que les feuilles racontent les morsures
Celles du froid, de la faim,
Des souliers gelés au petit matin
De la chalée à faire pour chercher le bois
Des ampoules sur les manches neufs des fourches
Ou bien encore le cri strident des tours de décolletage, la majorité venue
Les Manurhins, l'acier rapide, l'essoreuse et le petit metteur en barre Thaï
qui ne mangeait jamais quand il buvait.
La sueur et la chaleur dans l'usine chauffée à blanc en juillet
Elles transporteraient tout ça les feuilles.
Je suis certain que ces feuilles reviennent de leurs voyages
Pour conter à ses branches basses, les beautés du monde
Celles des déserts algérien, ses oranges gouteuses
Et son couscous inoubliable au détour d'une dune
Dans un oued perdu à l'écart de la mitraille
Celles du goût des huitres du géant Laporte
Mais aussi ces atrocités révoltantes dont on ne peut être fier.
Spectateur obligé et soumis, d'un pouvoir hésitant
Qu'il faudra bien taire, faute de pouvoir oublier.
Remiser les médailles, ne pas les arborer, ne pas commémorer.
Le dos des feuilles peut être parfois sanglant.
Je suis certain qu'à leur retour, les feuilles parlent en chantant
Et s'amusent de l'arrivée tout en douceur de deux billes bleues
Puis de quatre autres plus turbulentes.
Amenant avec eux une brise dans les branches
Rafraichissante et colorée
Puis, le temps se riant de nous, de six autres billes, espiègles
Puis encore de quatre noires, taquines
Autant de billes qu'il faudra bien guider
Les racines servent à ça.
Et à nourrir aussi, cette sève là est exigeante
Les billes cela roule n'importe comment, si on n'y a pas du soin.
Je suis certain que les feuilles chuchotent les escapades en Corse,
Les cochons sauvages, la caresse des vagues sur les mollets
Les couleurs chatoyantes de la Réunion, cette autre montagne à la mer
La poussière noire des volcans, la forêt primaire et ses gouilles profondes
Les paysages qui dépassent l'imagination
Les lentilles de Cilaos et son carry de macarons
Et puis la douceur de ses fruits, les sourires des métisses.
Et le bonheur d'être au bout du monde tous ensemble
Ce n'était pas normal quand-même cette blessure.
On ne tombe pas comme ça!
Il n'y avait pas de vent. Ou si peu!
Il y avait bien cette tondeuse qui lui avait raboté une racine un après-midi de juin.
Mais quoi?
Cela ne l'a pas empêcher de porter ses petits drôles
De siester à leurs côtés, comme pour mieux rêver
Pour mieux s'imprégner de leurs vies qui commençaient
Pour mieux leur transmettre la force et la sagesse
Que seuls les arbres connaissent.
Et les pierres aussi surement
Je suis certain que derrière ses colères, il n'y avait que de la bonté
Et quand le vent gonflait ses branches,
A la lecture du Dauphiné ou à l'écoute de france info
Ses coups de gueule lorsque les feuilles lui peignaient un tableau grotesque
Celui d'un monde sali par les turpitudes des banques
Les sourdes manipulations et arrangements des oligarques locaux ou d'état
Je suis certain alors qu'il gueulait
« Tous pourris ! Y a que le poïgnon qui les intéresse!»
À ceux qui veulent toujours plus
Plus d'argent, plus de pouvoir ou encore plus d'éclat de leur image
Ou encore de leur Avoir, leur bien.
Car ceux-là conjuguent avec satisfaction le verbe « Avoir »
Ce sorbier là, se contentait du verbe « Être ».
Vivre et contribuer modestement et glorieusement à exister.
Encore un peu.
Vivre encore un peu!
Pour revoir un blanchot, pour une récolte de bolets beurrés,
Le délicieux accent italien d'un bon copain,
Les rigolades au retour des parties de chasse
Pour la bonne cuisine de la Mathé
Pour observer à la jumelle le couple de chevreuils
Mais quand même, ce tronc qui cachait une si grande faiblesse
Presque à sa base.
Alors que la cime continuait joyeusement de briller en riant dans les rayons de la vie.
Je suis certain que ceux qui passaient devant se sentaient simplement rassurés.
Comme protégés... Bien quoi!
Un arbre comme une sentinelle, un veilleur solide et serein.
Mais voilà, comme beaucoup, fragile face à l'usure du temps.
Du coup ses feuilles ne voyageront plus,
Mais là, dans la terre qui l'a porté et nourri
Où la tristesse et le chagrin désormais occuperont l'espace
Où le regard ne s'arrêtera plus
Chaque fois que la fenêtre s'ouvrira
Elles enrichiront ceux qui l'ont connu et ont vécu à ses côtés.
Une richesse comme personne ne peut savoir.
Un cadeau pour ceux qui entrent aussi
Qui franchissent la porte
Qui viennent pour parler des fruits qu'il a porté, des espiègleries qu'il a fomenté
Des rires et des loupés, pour dire ou entendre encore des histoires
Derrière les histoires, il y aura sa voix, son regard et ses mimiques inoubliables.
Car la vie c'est cela, tracer une empreinte, un sillon
Donner du relief à ce que l'on a été pour ne pas être oublié.
Je suis certain qu'il existe des lieux pour les arbres tombés
Des lieux dans un ailleurs qu'il nous reste à imaginer
Des lieux où virevoltent les feuilles au retour de leurs voyages
Où les oiseaux trouvent enfin une branche
Où les prés s'égaillent de fleurs
Et que le vent hésitant semble si triste des ravages du temps
Et de ses attaques invisibles
Que sa ronde se glisse discrètement dans la musique des rires.
Tomber d'un arbre, ma foi, cela fait parfois toute une histoire
Mais qu'un arbre tombe, c'est une histoire qui s'arrête.
A nous de la continuer...
Alain