La tornade

Publié le par chervalin

 

-T'as un trou là ? Écoutes, tu peux prendre un entretien, car nous, on y arrive pas. C'est une folle dingue, une parano, à qui tout est arrivé. Elle dépose plainte contre tous ceux avec qui elle discute ou tout ceux qui portent un chapeau. Cela fait plus de 15 fois qu'elle se pointe à l'accueil et c'est toujours pareil, elle vient pour un nouveau problème, elle écrit aux administrations pour obtenir réparation de trucs qui ne se passent que dans sa tête, les services sociaux nous la renvoient, la gendarmerie, le Tribunal, allez s'il te plaît, chacun son tour..........

Bon, je.

Par curiosité et aussi parce que cette situation me rappelle vaguement un déjà vu et entendu. Je me doute qu'elles se marrent déjà et je vérifie qu'on est pas le 1er avril.

Elle entre.

Clémentine est une femme menue, trentenaire et dès, pas trop désagréable à regarder et même à écouter. Sa voix est un peu métallique, mais j'aime,  elle a du vocabulaire et du style.

Elle décide de reprendre par le menu son histoire et en effet, celle-ci est écornée de péripéties dont elle est systématiquement une victime directe ou indirecte.

Cependant, il ne faut pas l'interrompre car tout de suite vient en explication d'autres coupables : ceux qui refusent de l'écouter et de l'aider à savoir tous les services sociaux ou médicaux ou de la justice ou des représentants quelconques d'associations.

Alors j'écoute. Ce qui est remarquable dans son récit c'est qu'il est structuré et qu'elle démontre parfaitement qu'elle est vraiment persécutée et qu'elle n' est jamais comprise ou entendue.

Elle est dans une spirale, une tornade même,


où elle attrape des objets, des situations, des phrases, des personnes trouvées sur son passage qui ont la particularité de porter ou  d'être déjà en soi un problème.

Prenons un exemple:

(Et suivez nom de d'la, c'est déjà pas simple à raconter, si c'est pour que vous lisiez en même temps que vous faites votre liste des courses, ça l'fait pas)

Clémentine possède une grande maison que sa famille a déserté depuis longtemps et lors d'une rencontre opportune, cède à la compassion d'une jeune fille en difficulté et l'héberge dans la chambre d'amis. Rien que de très commun sauf, que cette jeune fille lui apprend, un soir de veillée cristallisée par l'ennui, qu'elle a été victime de viol lorsqu'elle a été accueillie en famille d'accueil lors de son arrivée en France.

Tout ça.

Mais cela suffit pour que Clémentine parte en guerre, seule, tel Dom Quichotte contre l'administration aveugle, sclérosée et minée par les conflits d'intérêt et la corruption et j'en passe.

Dès comme cela, Clémentine les enchaîne à son discours de façon méthodique et automatique. On sait que chaque démarche va se conclure par une nouvelle incompréhension de son interlocuteur qui la renvoie vers d'autres lieux où d'autres bonnes volonté comme la mienne prendrons un peu de temps pour l'écouter.

Hélas, chaque entretien sans résultat ne fait qu'alimenter le feu de sa colère.

Elle n'oublie rien, note et retient les noms, matricules, organismes et lieux où elle s'est épanchée sur ses histoires sans fin.

Brusquement, elle s'arrête et me regarde.

J'espère qu'elle ne va pas me demander de répéter ce qu'elle vient de dire car, je n'en sais fichtre rien. Cela va faire plus d'une heure qu'elle est devant moi, à enchaîner les malheurs et les incompréhensions en cascades de l'administration et je me suis laissé bercer par sa très jolie voix.

En fait, je sais où elle est quand elle parle.

Elle n'est pas plus avec moi que je suis avec elle.

Ce sentiment de déjà vu et entendu est bien réel.

Elle est dans son enfance, là ou personne ne peut la rejoindre.

Derrière sa logorrhée de victime désignée, voire élue, se masque l'Injustice dont elle a certainement été et réellement et tangiblement victime. Mais personne ne peut l'entendre car ce n'était pas à notre époque.

Voilà le secret de Clémentine. Elle nous parle pas dans l'ici et le maintenant. Elle nous parle d'hier. 

Je la regarde à mon tour et je lui déclare:

-Je pense que vous avez été victime d'inceste et qu'il vous é été impossible de pouvoir l'exprimer. Je pense aussi que vous deviez avoir entre 5 et 10 ans et que le monde des adultes est devenu pour vous une jungle inextricable et angoissante. Que tout ce qui émane de lui, est ennemi à combattre. En vous posant comme victime émissaire d'un monde administratif glauque et inapte, vous attendez qu'une chose, qu'il vous reconnaisse comme victime ce que selon moi, vous êtes réellement. Au revoir Madame.

J'avais une chance sur deux car son profil évoquait une situation analogue  datant de 5 ou 6 ans plus tôt.  

Elle a pâli, s'est levée en tremblant, je l'ai aidé à gagner la porte et elle est partie.

Je n'ai toujours pas eu l'honneur de rejoindre la cohorte des personnes contre qui elle a déposé plainte.

N'empêche, je voudrais bien savoir l'épilogue de cette rencontre. 

(comme vous, je sais)

 

Publié dans traversées

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P
Il fallait oser lui sortir ça quand même...
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C
impressionnant mais je pense que tu as visé juste ! Amitiés
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