La procuration
-"C'est une alumeuse, une petite salope, une coureuse, la Nanoue, vous voyez ce que je veux dire... "
C'était il y a quoi, une semaine, un viol collectif dans la cave de la tour.
Et moi je viens vers eux pour parler de Nanoue.
Nanoue, une nénette ado jusqu'au bout des cils. Une petite voisine sans plus.
Oui, mais, elle ne couche pas, ne s'allonge pas, se rebiffe lorsqu'on la touche, mord, rigole et s'échappe de toutes tentatives d'embrassades et même pire (comme dit Brassens).
En fait, Nanoue est inaccessible.
Cela les énerve les voisins de la tour.
Les yeuteux, les teigneux, les envieux, les jaloux, les rats, les lubriques vieillissants, qui observent le passage et les manigances des gamines du haut du deuxième ou de 4ème.
Ils sont attirés vers la fenêtre par les rires de ces fleurs de filles et les roucoulades des ramiers de leurs voisins de palier.
Ils la voient la Nanoue. Petite perle parmi toutes les bécassines de la montée.
Elle fait tout pour, il faut dire car elle aime provoquer depuis quelque temps.
- La Nanoue, depuis deux trois mois, faut la voir, une allumeuse comme pas, elle se trimballe toujours en short, sa mère laisse faire. Elle cherche quoi. Je ne sais pas quoi, mais elle
cherche.
Si, il sait quoi.
En fait, ils ne comprennent pas pourquoi, il ne lui arrive rien à la Nanoue.
Ils aiment imaginer des choses et il serait bon que tout rentre dans l'ordre et que cette petite là soit comme ils veulent qu'elle soit.
Que les choses correspondent à leur idée.
Qu'ils puissent déclarer à la presse, "Cela ne m'étonne pas ce qui lui est arrivé".
Mais non. Ce n'est pas à elle, c'est à l'autre.
Sa copine.
Qui n'a rien pour plaire. Que l'on ne voyait presque pas dehors.
Enfin, ne pas traîner devant la cage d'escaliers.
Ils ne comprennent pas les observeux des fenêtres de la tour.
Leurs épouses non plus qui haussent les épaules à l'évocation de ces petites traînées qui s'agglutinent devant les boîtes aux lettres que s'en est agaçant.
-De toutes façon quand on voit et connaît la mère à la Nanoue.....Ah bah oui... c'est pas la Nanoue
Bah non, ils n'ont rien entendu, rien vu et vous savez, les caves c'est au sous-sol alors......
Ils ne comprennent pas ni la Nanoue, ni la copine.
Car pour comprendre il leur faudrait remonter quelques années en arrière.
Sous le pont de chemin de fer, où la mère à la Nanoue s'est fait interceptée par trois loustics en quête de momaie pour se payer leur dope.
Mais elle n'avait pas d'argent, ou trop peu. Ils ont fouillé, vidé le sac. Nada.
Le couteau sur la gorge, elle était paralysée.
Alors ils ont tenté autre chose. Deux gars s'aventuraient à leur tour sous le pont et d'un commun accord, deux des loustics sont partis négocier avec eux, "la consommation" de la fille
contre des espèces.
Comme la négociation s'éternisait, le troisième y est allé aussi, abandonnant la mère à Nanoue, jeune fille rondouillarde plaquée sur la pierre noire et humide de la pile du pont.
Le problème c'est qu'elle n'est pas partie. Qu'elle ne se soit pas sauvée à toute allure pour rejoindre la citée tout proche.
Elle est restée là bloquée et tétanisée.
Alors quand deux des loustics sont revenus vers elle, et bien, il se sont servis.
Et elle, pétrifiée, spectatrice et distante de ce que faisaient ou lui demandaient de faire ses agresseurs.
Et dans la citée, la réputation de la mère à Nanoue en a pris un sacré coup.
15 ans séparent les deux scènes et pourtant elle sont étroitement liées.
Il y a 15 ans, la mère à Nanoue était paralysée car son cerveau s'est déconnecté de la réalité submergé par l'angoisse de mort. Le corps ne répondait plus. Son cerveau se détachait et regardait
sans ressentir.
Ainsi, elle n'a eu de cesse de tenter de réactiver cette scène pour l'intégrer et pouvoir la supprimer de ses hantises et de ses terreurs nocturnes. Elle s'est exposée maintes et maintes fois
sans succès à la convoitise des mauvais garçons, cédant facilement aux coups, aux petits services et aux quolibets.
Nanoue est née.
De père indistinct.
C'est pour cela qu'on l'appelle "La" Nanoue. Comme un objet.
Plus personne ne se rappelle son vrai prénom.
Mais Nanoue, sans le savoir, sans le montrer, s'est saisi du trauma de sa mère et va tenter à son tour, de le remettre en scène, pour que sa mère en soit libérée.
Par procuration.
Alors elle s'est exposée à l'attention salace des garçons.
Et a mis en contact, sa copine et l'excitation ambiante que son attitude provocatrice générait.
Mais Nanoue s'est trompée.
Elle a fait revivre cette scène par copine interposée, car comme sa mère 15 ans plus tôt, elle voulait être spectatrice.
Et la procuration n'a rien réparé du tout.
Quand la copine s'est fait attraper dans cette cave, Nanoue était là et a tout vu.
Dans l'espoir inconscient de ressentir, de revivre un truc indéfini qui ne lui appartient pas.
Maintenant, elle est poursuivie pour avoir tenue le rôle de rabatteuse, voire même d'instigatrice.
Nanoue me dit que non.
Si on reprend l'histoire, Nanoue a raison.
Si on s'attache aux faits, il lui sera difficile de convaincre le contraire.